Saviez-vous que le gouvernement canadien a rejeté un projet de loi sur le gaspillage alimentaire… en 2016?

Saviez-vous que le 5 octobre 2016 le gouvernement canadien a rejeté un projet de loi sur le gaspillage alimentaire? Aussi surprenant que ça puisse paraître, c’est tristement (pour ne pas dire honteusement) tout à fait vrai!

C’est complètement passé sous le radar des médias, probablement un signe révélateur du peu d’importance accordée au problème du gaspillage alimentaire au Canada…

Le projet de loi avait 2 volets :

  • désigner le 16 octobre comme « Journée nationale de sensibilisation au gaspillage alimentaire »
  • prévoir l’élaboration et la mise en œuvre d’une stratégie nationale visant à réduire le gaspillage alimentaire au Canada

Ce n’est pas sorcier, non? Si vous voulez voir le texte complet du projet de loi C-231, ce n’est vraiment pas long et vous allez voir que ça a bien du bon sens.

Pourtant, voici le résultat du vote des députés :

PARTIS POUR CONTRE
NPD 35 0
Bloc Québécois 9 0
Parti libéral 11 143
Parti conservateur 4 76
Indépendant 0 1
TOTAL 59 220

On s’entend que ce n’est pas très surprenant que les conservateurs aient voté contre (hormis 4 rebelles qu’on salue), mais quelle déception de la part des libéraux! (On salue aussi les 11 rebelles.)

Quels arguments ont bien pu être évoqués pour s’opposer à ce projet de loi?

J’ai passé à travers la retranscription du (LONG) débat qui a précédé le vote (près de deux heures, sur deux jours différents), et j’ai identifié trois grands arguments contre :

On est contre la désignation d’une Journée nationale de sensibilisation au gaspillage alimentaire le 16 octobre. Le 16 octobre est la Journée mondiale de l’alimentation et ça devrait être l’occasion de célébrer l’alimentation de manière positive, pas d’en parler de manière négative en mettant l’accent sur le gaspillage.

Vous savez que le lundi qui précède le 25 mai de chaque année, c’est la Fête de la Reine/Victoria Day au Canada, et que c’est aussi la Journée nationale des patriotes au Québec et qu’en même temps il y a plein de commerces qui célèbrent « la fête du dollar »? (Avant 2003, cette journée était la Fête de Dollard, au Québec, en référence au personnage historique Dollard Des Ormeaux, mais de nombreux commerçants ont détourné le sens pour en faire une journée de solde…) Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres qui démontrent que plusieurs journées symboliques peuvent tout à fait se superposer le même jour sans que l’une efface l’autre.

De plus, le 16 octobre sert déjà d’occasion chaque année pour parler d’enjeux « négatifs » entourant l’alimentation (faim dans le monde, malnutrition, gaspillage, etc.). Ceux qui voudront continuer de célébrer positivement l’alimentation au sens large le 16 octobre pourront toujours le faire comme bon leur semble même si c’est aussi la Journée nationale de sensibilisation au gaspillage alimentaire. Et de la sensibilisation, ça peut aussi se faire de manière positive soit dit en passant. Savourer des aliments au lieu de les jeter. Nourrir des gens dans le besoin plutôt que produire des déchets. Considérer les aliments comme des denrées précieuses plutôt que comme des objets jetables. Il me semble que ce sont toutes de superbes façons de célébrer l’alimentation positivement, non?

Bref, un bel argument bidon. Passons au prochain :

On n’aime pas le lien qui est fait entre « gaspillage alimentaire » et « insécurité alimentaire ». Ce sont deux problèmes qui n’ont rien à voir. On ne combat pas l’insécurité alimentaire avec des mesures contre le gaspillage, on combat l’insécurité alimentaire en luttant contre la pauvreté.

Premièrement, comme vous pouvez le constater vous-mêmes, les articles du projet de loi ne font pas référence à l’insécurité alimentaire, hormis celui qui parle de faciliter les dons alimentaires. Parce que, oui, les dons alimentaires aux banques alimentaires sont une façon concrète de réduire le gaspillage alimentaire. Simple exemple : seulement l’année dernière, Moisson Montréal (la plus grosse banque alimentaire du Canada) a sauvé plus de 12 000 tonnes de nourriture auprès d’entreprises agroalimentaires. Aucune autre mesure de lutte au gaspillage alimentaire au Québec (et fort probablement au Canada) ne fait autant que Moisson Montréal à ce chapitre. Sans les organismes de dépannage alimentaire, ce sont des dizaines de milliers de tonnes de nourriture de plus qui finiraient dans les sites d’enfouissement, et ce, seulement au Québec. Donc oui, c’est tout à fait normal et souhaitable que ce soit mentionné dans un projet de loi sur le gaspillage alimentaire.

Deuxièmement, c’est vrai que de donner de la nourriture aux plus démunis ne combat pas la pauvreté qui est à la source de l’insécurité alimentaire, et les banques alimentaires en sont tout à fait conscientes. Mais si on peut à tout le moins permettre aux plus démunis de combler un besoin essentiel (manger) en attendant le jour où ils sortiront de la misère, le tout en évitant les impacts environnementaux du gaspillage alimentaire, est-ce que c’est une mauvaise chose? On préfère continuer de jeter des quantités astronomiques de nourriture pendant que des enfants vont à l’école le ventre vide parce que leur donner à manger ne les sort pas de la pauvreté? Il me semble que si on peut au moins réduire la souffrance des plus démunis en évitant du gaspillage, ça reste gagnant-gagnant même si ce n’est pas révolutionnaire et que ce n’est effectivement qu’un pansement sur la blessure béante qu’est la pauvreté.

Bref, un autre argument bidon, d’autant plus que cette critique ne concerne qu’un seul point du projet de loi. Si les députés avaient été de bonne foi, ils auraient toujours pu proposer un amendement pour faire modifier des points comme ça s’ils y tenaient vraiment, mais clairement ils ne cherchaient que des excuses pour voter contre le projet.

Argument suivant, et probablement le plus « important » :

Le gaspillage alimentaire est un enjeu complexe et on ne veut pas le traiter séparément du reste des autres enjeux alimentaires; on préfère avoir une approche globale et concertée entre les multiples acteurs de l’agroalimentaire au Canada, d’un océan à l’autre, ce qui viendra avec l’élaboration d’une politique alimentaire nationale.

C’est vrai que le gaspillage alimentaire est un enjeu complexe. C’est vrai que ça peut être une très bonne idée de le traiter de manière plus globale. Mais ça fait deux ans déjà que le gouvernement a voté contre ce projet de loi avec la promesse d’une politique alimentaire nationale qui tiendrait compte du gaspillage alimentaire, et cette politique n’est toujours pas au rendez-vous. Autrement dit, ça fait deux ans que ce gouvernement ne fait rien en prétextant vouloir faire mieux.

Sachant qu’il ne reste qu’un an avant les prochaines élections fédérales, est-ce que le gouvernement aura vraiment le temps de mettre en place sa politique alimentaire nationale qui n’est même pas encore finalisée à ce jour? Et qu’est-ce qui va arriver de cette politique si les libéraux ne conservent pas le gouvernement dans un an? Est-ce que le prochain gouvernement va vraiment l’appliquer? Et quelle place aura réellement le gaspillage alimentaire dans une politique qui veut couvrir tous les grands enjeux alimentaires canadiens? Est-ce que ce ne sera qu’un petit point à la fin d’une longue liste comme c’est le cas pour la nouvelle Politique bioalimentaire 2018-2025 du Québec?

Ça fait six ans que la France a adopté un Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire avec des objectifs chiffrés et des mesures concrètes qui sont appliquées depuis, et ce pacte en est déjà à sa deuxième mouture (2017-2020). Puis la France ne s’est pas arrêtée là, elle a même adopté une loi sur le gaspillage alimentaire en février 2016! En mai 2017, le Parlement européen a adopté une résolution sur le gaspillage alimentaire qui « appelle les États membres à prendre les mesures nécessaires pour atteindre un objectif de réduction des déchets alimentaires de l’Union de 30 % d’ici à 2025 et de 50 % d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de référence de 2014 ».

Combien d’années de retard voulons-nous continuer de prendre par rapport à l’Europe sur ce problème majeur?

Il est estimé qu’on gaspille entre 30% et 40% de la nourriture au Canada, ce qui représente 31 milliards $ simplement en valeur d’aliments, mais des pertes économiques estimées à plus de 100 milliards $ par année (Source : Value Chain Management International, 2014). C’est un véritable gouffre financier qui a notamment comme effet de faire augmenter le prix des aliments de 10% et plus (Source : Value Chain Management International, 2016), ce qui s’ajoute aux autres hausses des prix année après année, rendant toujours plus difficile l’accès à une alimentation décente pour les canadiens.

Et c’est sans parler du désastre environnemental que ça représente. « S’il était intégré dans une classification des pays les plus émetteurs de gaz à effet de serre, le gaspillage alimentaire apparaitrait comme le troisième plus important émetteur, juste après les États-Unis et la Chine. » (Source : FAO, 2013)

Avec toutes les alertes lancées dernièrement concernant la crise climatique à venir, la réduction du gaspillage alimentaire devrait faire partie des enjeux prioritaires des gouvernements. Souhaitons fortement que ce sera le cas avec la future politique alimentaire nationale du Canada, mais permettez-moi d’être TRÈS sceptique envers ce gouvernement qui a acheté un oléoduc en juin dernier

 

 


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